Chapitre VIII

Le sixième jour, Dam fut transféré au quartier des condamnés à mort. On le traita avec un peu plus d’humanité ; il eut droit à des livres et à de la musique enregistrée et une lucarne en verre incassable lui permit de voir quelques toits et un bout de rue. Il passa toute la journée le front pressé contre la vitre à regarder les passants, en s’efforçant de percevoir quelques bribes des bruits du monde extérieur. Une scène le frappa par son ironie, quand un musicien ambulant  – le même peut-être qui était venu jouer pour Tez-ann et lui au café  – vint chanter au coin de la rue. Dam tendit l’oreille pour essayer d’entendre la mélodie, mais le verre épais ne laissait pas filtrer grand-chose.

Il fut surpris de pouvoir dormir presque toute la nuit sans difficulté. Le premier-jour de Terra le réveilla, l’estomac crispé à la pensée que ce serait sans doute son dernier réveil.

Quatre heures avant celle prévue pour son exécution il reçut une visite inattendue. Un grand individu au teint pâle extirpa d’une sacoche un dossier ; Dam reconnut ses états de service, provenant du Starspite.

« Permettez que je me présente. Abel, directeur du groupe d’Opérations Technologiques Para-Ion.

— En quoi cela me concerne-t-il ? » rétorqua Dam qui ne voyait plus aucune raison de feindre la politesse.

Le dénommé Abel jeta un coup d’œil à sa montre.

« Excusez l’heure tardive, mais je viens à peine de recevoir votre dossier. Je suis très impressionné. Les académies militaires du Noyau ont l’air de faire un excellent travail, ces temps-ci.

— Naturellement ! C’est dans le Noyau qu’on se bat, répliqua Dam. Aucun extra-terrestre ne s’est jamais approché à moins de dix kiloparsecs de Terra.

— D’accord ! Il y a de quoi être fier.

— Ça n’a plus aucune importance pour moi à présent. Si vous avez quelque chose à dire, eh bien, dites-le, qu’on en finisse ! Je n’ai pas la moindre envie de passer mes dernières heures à discuter avec un Terrien.

— Un point de vue compréhensible, que j’aurais à votre place. Mais, paradoxalement, c’est justement vos excellentes notes qui m’amènent ici. Ce serait dommage de gâcher de tels talents. »

Dam fut stupéfait.

« Des amis dans l’espace ? Allez dire ça au préfet du port ! Pensez-vous que je sois ici de mon plein gré ?

— Je me suis déjà entretenu avec le préfet. C’est pourquoi je viens avec une proposition.

— Quel genre de proposition ?

— Nous avons sur Terra un commando scientifique expérimental. Il a si bien réussi que nous avons besoin de le développer rapidement. Malheureusement, c’est un travail difficile et dangereux et nous avons du mal à trouver des volontaires. Mais pour quelqu’un comme vous, qui n’a rien à perdre et tout à gagner, les difficultés et les dangers pourraient se voir sous un jour différent. »

Dam essaya de couvrir sa colère d’un masque glacial.

« C’est donc pour cette raison qu’on m’a monté ce coup pour me faire accuser de meurtre ? »

Abel parut surpris.

« J’ignore pourquoi vous êtes ici. Il y a quelques heures encore, je ne savais rien de votre existence.

— Bon, je veux bien le croire pour le moment. Je vous écoute.

— Je tiens tout d’abord à vous dire que je ne vous offre pas la vie mais simplement autre chose que la mort. Si vous acceptez, vous passerez légalement pour mort. Votre esprit et votre corps nous appartiendront, totalement et irrévocablement, pour en faire ce que bon nous semble. Ainsi, quand il nous faudra insister sur une discipline de fer, nous ne serons pas limités par les considérations habituelles.

— Et si je vous crachais maintenant à la figure ? riposta Dam.

— Alors votre exécution aurait lieu comme si cette conversation n’avait jamais existé.

— Qu’a-t-elle de si spécial, cette unité de commando ?

— Quelque chose que l'on appelle la technique para-ion, de la physique plutôt avancée. Par un processus d’arrachement des électrons et d’accouplement des ions, il est possible de transmuter un homme en un plasma gazeux conscient. Dans cet état, il peut exister dans des conditions sous lesquelles aucun être humain ne peut vivre, survivre indemne à des tirs intenses, être libéré de bon nombre de servitudes physiques et lutter très efficacement avec une gamme spécifique d’armes.

— Cet état ionisé est-il permanent ?

— Non. Son maintien exige une grande quantité d’énergie. Il ne peut donc être appliqué que pour des périodes limitées.

— Où sont les difficultés ?

— Partout. Mentalement et physiquement. L’entrée dans cet état équivaut à la mort et la sortie entraîne les traumatismes de la naissance. Le seul moyen de le supporter, c’est par une discipline de fer, que vous vous imposez vous-même ou qui vous est imposée. Durant la période d’entraînement surtout, les exigences dépassent souvent les niveaux d’acceptation volontaire. C’est pourquoi nous sommes obligés d’avoir recours à des méthodes extrêmes de coercition afin d’obtenir la compétence.

— J’aimerais avoir le temps de réfléchir. »

Abel consulta de nouveau sa montre.

« Je peux vous accorder une heure. Mais n’oubliez pas que la décision est irrévocable. Si vous acceptez, il sera inutile de le regretter plus tard. »

Dam retourna à sa fenêtre. La vue des vieux toits sous le crachin d’un matin triste et gris semblait convenir à son humeur. A en juger au premier abord, Abel paraissait sincère ; partant de là, il importait de ne pas sous-estimer les dangers ni les difficultés. « Pas la vie mais autre chose que la mort » résumait apparemment assez bien la proposition. Il pouvait la refuser et accepter la finalité de l’exécution. A lui de choisir.

La finalité, c’était la clef. Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir, un faible espoir d’évasion. S’il choisissait la mort, tout serait perdu. Il décida donc d’accepter l’offre d’une vie même effroyable, et de combiner des plans d’évasion et de retour éventuel à Castalia. Pour y parvenir, il était prêt à endurer tous les risques et toutes les souffrances ; parce qu’avoir un but et le brûlant désir de l’atteindre étaient le seul mode de vie que Dam connaissait.

Quand Abel revint, il n’eut qu’à regarder l’expression résolue de Dam pour connaître quelle décision celui-ci avait prise. Il tira de sa sacoche un unique formulaire.

« Qu’est-ce que c’est ? demanda Dam.

— Disons que c’est la fin d’une identité. Signez cela et vous perdez tout, votre nom, vos biens, vos droits humains, tout. C’est la minute de vérité devant laquelle tant d’hommes hésitent. En échange de votre signature, nous délivrons un certificat de décès. Si vous voulez une consolation, c’est le dernier document que vous aurez jamais à signer. »

Dam parcourut le contrat, en sentant se former une grosse boule de plomb glacé dans son estomac. Finalement, il prit le stylo offert et signa d’un large paraphe. Abel replongea dans sa sacoche et en retira, déjà tout rédigé, un certificat de décès au nom de Dam Stormdragon, commandant dans l'Armée Spatiale castalienne.

« Réfléchissez, dit-il nonchalamment. Peu de gens ont le privilège de voir le document certifiant leur propre trépas.

— Que se passe-t-il maintenant ?

— Nous attendons que l’heure de l’exécution soit passée. Puis vous serez transféré secrètement au centre d’entraînement para-ion. Nerveux ?

— Un peu.

— C’est bien. Il est bon d’avoir un solide respect pour ce à quoi vous vous engagez.

— Dites-moi une chose. Sachant ce que vous savez et devant le même choix que vous m’avez offert, qu’auriez-vous décidé ?

— Je suis un lâche, avoua franchement Abel. J’aurais préféré un long sommeil à un réveil angoissant. Vous aussi, je crois, si vous aviez mûrement réfléchi. Ce qui vous soutient, c’est l’idée que vous pouvez vous en sortir. Ce n’est pas possible, mais vous n’allez pas m’en croire sur parole.

— Ça, vous pouvez le dire !

— C’est bien là-dessus que nous comptons. Tant que vous aurez de l’espoir, vous serez utile. C’est quand cette étincelle mourra que vous commettrez une erreur  – ou ne ferez rien du tout  – et alors, il me faudra chercher un autre candidat.

— N’éprouvez-vous jamais de dégoût de vous-même, pour ce que vous faites ? »

Abel ne répondit pas. Il s’était déjà détourné et rangeait ses papiers dans sa sacoche. Dam ne put voir de son expression que la moue de sa lèvre inférieure.

En attendant l’heure prévue de l’exécution, les événements suivirent leur cours normal. Puis un singulier silence tomba au-dehors dans les couloirs, comme si tous les gardiens de la prison avaient été retirés. Peu après, un peloton d’hommes armés arriva dans la cellule de Dam, qui ne faisaient pas partie du personnel de la prison et ne portaient aucune identification sur leur uniforme. Contrairement aux autres militaires terriens, ils avaient des chaussures à épaisse semelle élastique et se déplaçaient sans le moindre bruit. Dam les surnomma la « brigade silencieuse » et obéit à leurs instructions muettes aussi promptement qu’il put. Ayant à présent un statut de non-existant, il était certain que ces hommes sombres et taciturnes devaient avoir des façons à eux de traiter toute résistance.

Il fut conduit à un camion à coussin d’air dans lequel il dut supporter un long voyage. Comme il n’y avait pas de sièges, il s’étendit sur le plancher et s’efforça de se détendre, en se demandant dans quel genre d’établissement on l’emmenait, et si réellement le stage d’entrainement dont parlait Abel comportait des exigences dépassant les limites de l’acceptation volontaire. Quand il sortit du véhicule, sa première réaction fut un certain soulagement. Il se trouvait dans un camp au milieu d’une enceinte fortifiée mais les baraquements et les bâtiments modernes disposés parmi des pelouses et des jardins n’évoquaient en rien un pénitencier. Ses gardes silencieux le conduisirent dans une salle d’interrogatoire et l’y laissèrent, menottes aux mains et sans surveillance.

Bientôt, une femme dont l’uniforme portait les insignes de commandant entra et s’assit au bureau. Elle était séduisante, en ce sens qu’elle avait une jolie silhouette et un visage expressif, mais ce fut la simple force dominatrice de sa présence qui coupa le souffle à Dam. Elle n’avait ni papiers ni dossiers mais, avant de parler, elle parut consulter un fichier mental. Sa voix était froide et méprisante.

« Techniquement, vous êtes mort. Par conséquent, vous n’avez même pas de nom. La règle veut ici que nous ayons tous des surnoms. Le mien est Absolue, pour des raisons que vous comprendrez bientôt. Comment vais-je vous appeler ? »

Dam ouvrit la bouche pour répondre et s’aperçut qu’il n’avait rien à dire. La femme nommée Absolue sourit assez malicieusement.

« Si mes renseignements sont exacts, vous êtes ici à cause d’un excès d’attentions empressées pour une fille, quelques heures à peine après votre arrivée sur Terra. Je crois que je vais vous appeler Amant. Le nom promet d’être assez ironique. Vous comprenez ça… Amant ? »

Elle s’amusait à ses dépens. Même sa façon de prononcer le mot sous-entendait mille implications, dont aucune ne semblait crédible. Les sombres avertissements d’Abel encore présents à sa mémoire, Dam jugea bon d’adopter l’attitude la plus soumise possible.

« Oui, madame », murmura-t-il.

Elle lui frappa la joue avec une règle, si fort que le coup claqua comme une détonation. Il eut les larmes aux yeux, mais refusa de donner à cette femme la satisfaction de le voir ressentir une douleur.

« En vous adressant au personnel, seuls les surnoms sont autorisés. C’est la première leçon qu’il vous faut apprendre.

— Oui… Absolue.

— L’entraînement que vous allez subir sera plus dur que tout ce que vous avez jamais connu. Physiquement, vous pourrez le supporter. Mentalement… je vais devoir considérablement vous endurcir. J’y prendrai un certain plaisir. Je me ferais même une joie de vous tuer si vous n’êtes pas à la hauteur. Vous comprenez ça, Amant ? »

Dam retrouva son ancien courage.

« Je comprends que vous êtes une garce absolue, Absolue ! »

Il s’attendait à être de nouveau frappé, mais elle éclata de rire.

« C’est mieux. Je pensais bien qu’il devait y avoir une étincelle de vie sous cette peau de porc colonial. Mais en réalité, vous ne comprenez rien du tout. Je parle de degrés d’obéissance dépassant tout ce que vous avez jamais connu. Je parle d’une discipline qui vous forcera à obéir alors que chacun de vos atomes hurlera sa révolte. Je parle d’agir dans des situations où vos tripes feront des nœuds, où la peur sera telle qu’elle vous en fera vomir et devenir aveugle. Je parle d’être capable de continuer alors que votre gorge sera à vif à force de hurler, et la mort un choix infiniment préférable à bien d’autres plus épouvantables. C’est alors que vous comprendrez absolument Absolue !

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